Mondit seigneur d’Autriche me fit offrir en secret de l’argent. Je recus les meme offres de messire Albert et de messire Robert Daurestof, grand seigneur du pays, lequel, l’annee d’auparavant, etoit alle en Flandre deguise, et y avoit vu mondit seigneur le duc, dont il disoit beaucoup de bien. Enfin j’en recus de tresvives d’un poursuivant Breton-bretonnant (Bas-Breton) nomme Toutseul, qui, apres avoir ete au service de l’amiral d’Espagne, etoit a celui de mondit seigneur d’Autriche. Ce Breton venoit tous les jours me chercher pour aller a la messe, et il m’accompagnoit par-tout ou je voulois aller. Persuade que j’avois du depenser en route tout ce que j’avois d’argent, il vint, peu avant mon depart, m’en presenter cinquante marcs qu’il avoit en emaux. Il insista beaucoup pour que je les vendisse a mon profit; et comme je refusois egalement de recevoir et d’emprunter, il me protesta que jamais personne n’en sauroit rien.
Vienne est une ville assez grande, bien fermee de bons fosses et de hauts murs, et ou l’on trouve de riches marchands et des ouvriers de toute profession. Au nord elle a le Danube qui baigne ses murs. Le pays aux environs est agreable et bon, et c’est un lieu de plaisirs et d’amusemens. Les habitans y sont mieux habilles qu’en Hongrie, quoiqu’ils portent tous de gros pourpoints bien epais et bien larges.
En guerre, ils mettent par-dessus le pourpoint un bon haubergeon, un glacon, [Footnote: Glacon ou glachon, sorte d’armure defensive. Les Suisses estoient assez communement habillez de jacques, de pans, de haubergerie, de glachons et de chapeaux de fer a la facon d’Allemagne. (Mat. de Coucy, p. 536.)
En Francais on appeloit glacon une sorte de toile fine qui sans doute etoit glacee. Je soupconne que le glacon Allemand etoit une espece de cotte d’armes faite de plusieurs doubles de toile piquee, comme nos gambisons. Peut-etre aussi n’etoit-ce qu’une cuirasse.] un grand chapeau de fer et d’autres harnois a la mode du pays.
Ils ont beaucoup de crennequiniers. C’est ainsi qu’en Autriche et en Boheme on nomme ceux qu’en Hongrie on appelle archers. Leurs arcs sont semblables a ceux des Turcs, quoiqu’ils ne soient ni si bons ni si forts; mais ils ne les manient point aussi bien qu’eux. Les Hongrois tirent avec trois doigts, et les Turcs avec le pouce et l’anneau.
Quand j’allai prendre conge de mondit seigneur d’Autriche et de madame, il me recommanda lui-meme a mes deux compagnons de voyage, messire Jacques Trousset et mondit seigneur de Walsce, qui alloit se rendre sur la frontiere de Boheme ou il commandoit. Il me fit demander de nouveau si j’avois besoin d’argent. Je lui repondis, comme je l’avois deja fait a ceux qui m’en avoient offert, qu’a mon depart mondit seigneur le duc m’en avoit si bien pourvu qu’il m’en restoit encore pour revenir aupres de lui; mais je lui demandai un saufconduit, et il me l’accorda.
Le Danube, depuis Vienne jusqu’a trois journees pardela, a son cours dirige vers le levant; depuis Bude et meme au-dessus, jusqu’a la pointe de Belgrade, il coule au midi. La, entre la Hongrie et la Bulgarie, il reprend sa direction au levant, et va, dit-on, se jeter dans la mer Noire a Mont-Castre.


